Il est important de revenir sur le célèbre exemple de Ricardo pour bien comprendre toute la distance qu’il peut y avoir entre libre-échange et mondialisation.
Le libre-échange ou l’acceptation de l’improductivité britannique
L’auteur susvisé cherche à démontrer que même en situation de désavantage absolu, un pays a toujours intérêt à se livrer à des opérations de commerce international. Dans son exemple, Ricardo évoque deux pays, le Portugal et l’Angleterre et deux marchandises, le vin et le drap.
Avant échange extérieur, les deux pays produisent et évaluent les deux marchandises selon les coûts suivants en travail par unité produite : 80 heures et 90 heures, respectivement pour le vin et le drap, pour le Portugal ; 120 heures et 100 heures pour ces deux mêmes marchandises, s’agissant de l’Angleterre.
Si l’Angleterre est déclassée aussi bien pour la production de vin que pour la production de drap, elle a – dit Ricardo – intérêt à se spécialiser dans le domaine où elle se trouve relativement le moins désavantagée, c’est-à-dire le drap, le Portugal prenant en charge la production de vin.
Une telle spécialisation suppose évidemment une bonne mobilité des facteurs de la production, avec pour résultat la possibilité de produire plus de deux unités de vin (2,125 unités) pour le Portugal, et plus de deux unités de drap (2,2 unités) pour L’Angleterre. Il existe bien un gain mondial à l’échange international, comme il existe des gains à l’échange au niveau national. La question toutefois se pose, de savoir comment sera réparti ce gain entre les deux pays.
Pour autant, si on raisonnait en dehors du contexte national/international, pour raisonner en mondialisation, le résultat serait encore meilleur. Car les entrepreneurs anglais n’ont aucune raison de supporter l’improductivité des travailleurs britanniques et délocalisent leur production au Portugal. Cela suppose évidemment un grand réservoir de main-d’œuvre dans ce pays, mais désormais il serait possible de disposer de 2,125 unités de vin et de 2,44 unités de drap (220 [heures]/90 [heures = 2,44]), soit une situation mondiale meilleure. De ce point de vue, la mondialisation, faisant disparaitre les Etats, peut être perçue comme avantageuse.
Evidemment, l’exemple et les calculs sont frustes, mais ils correspondent assez correctement à ce qui s’est passé depuis la fin du fordisme. L’exemple de Ricardo revisité représente assez correctement ce qui s’est produit : zones dévastées (l’Angleterre ne produit plus grand-chose) associées à des croissances miraculeuses (Chine).
Une réalité empirique entre libre échange et mondialisation…
Si l’on cherche à se rapprocher de la réalité empirique d’aujourd’hui, il faudrait raisonner, dans l’exemple de Ricardo, sur le cas des USA et de la Chine. Mais, plus important, il est des paramètres fondamentaux à introduire dans le modèle : il existe des productions non délocalisables, par exemple les services sociaux portant secours aux chômeurs, les services publics, etc. Plus sérieusement encore, derrière les pays existent des acteurs ou groupes d’acteurs : entrepreneurs économiques aux intérêts divers, salariés et consommateurs plus ou moins citoyens [et] enfin, entrepreneurs politiques travaillant dans un champ institutionnel.
Pour autant, la réalité empirique d’aujourd’hui semble à mi-chemin entre le libre-échange, qui devrait assurer une sorte d’optimisation mondiale de la production, et la mondialisation, qui élimine l’existence même des improductifs. Clairement, les USA n’ont plus grand-chose à exporter, et la Chine peut, tous les jours davantage, produire tout ce dont les américains ont besoin.
Le modèle du libre-échange est celui où la nation n’est pas encore contestée, le marché politique pouvant fonctionner sur la base d’un mercantilisme classique. Les acteurs les plus importants, c’est-à-dire les entrepreneurs économiques, travaillent sur des bases nationales et n’exigent pas la disparition ou l’adaptation du corpus législatif interne à une norme supérieure. Ce modèle est assez largement celui de la révolution industrielle, notamment anglaise, et celui du monde dit développé du 20ième siècle.
…Mais marchés politiques tentés par le mondialisme
Le modèle de la mondialisation n’existe pas et a peu de chances de se manifester et ce, même si la réalité empirique semble – faussement ou maladroitement – s’en rapprocher.
En théorie, il signifie que les acteurs les plus importants, c’est-à-dire les entrepreneurs économiques, exigent la fin des nations et l’apparition d’un ordre institutionnel planétaire susceptible de favoriser sans limite l’ordre économique. En clair, ils exigent que les nations, coupe-circuits dans l’ordre du marché généralisé, subissent un affaissement drastique.
Les entrepreneurs politiques ne peuvent que mollement répondre à cette exigence. Dans un premier temps, ils peuvent en accepter les premiers effets, en ce qu’ils s’inscrivent dans l’ambiguïté : le salariat se précarise, mais la consommation se porte bien, simplement parce que, dans la première phase, la Grande Distribution se charge de faire baisser la valeur de la force de travail, ce que nous appelions le fordisme boiteux ou « l’artificialisation de la plus-value relative ».
Avec le temps, le marché politique devient plus difficile et l’offre de produits de mondialisation (ensemble du système juridique revu et corrigé pour autoriser une entrée en mondialisation) engendre de grands changements, notamment en termes de répartition du bien-être (accroissement des inégalités de revenus et de patrimoine). Mais, précisément, l’offre se manifeste néanmoins, parce qu’il existe un besoin et un marché potentiel.
Concrètement, la théorie économique – tel le marketing, engendrant en permanence de nouveaux besoins qui n’existent pas vraiment – va faire naître, d’abord chez nombre d’entrepreneurs économiques, mais aussi chez les salariés, le besoin de s’éloigner de l’Etat : la macroéconomie ne bénéficie d’aucun statut scientifique, diront les Autrichiens ; l’école des choix publics nous a sensibilisé [aux] handicaps de l’intervention publique ; l’école des anticipations rationnelles a confirmé le handicap ; et beaucoup considèrent que les modèles dont sont friands les ministères sont un crime épistémologique.
La parole académique, comme celle du marketing, est ainsi venue modeler la pensée et les actions des praticiens du jeu social. Et si la finance s’est imposée dans la configuration qu’on lui connaît encore, c’est aussi et surtout en raison de l’efficacité instrumentale de la théorie des marchés efficients (Merton, Black et Scholes). De quoi faire reculer le règlement (l’Etat) et faire avancer le marché qui ferait beaucoup mieux.
Avec, au passage, cette académique contradiction : on dénonce l’épistémologie des modèles macroéconomiques intégrant le postulat des bienfaits de l’Etat, mais on accepte celle de l’efficience des marchés, alors qu’il est possible de lui adresser les mêmes critiques : celles en provenance de la théorie du chaos.
Dans un cas comme dans l’autre, puisqu’il s’agit de modèles, il existe une fissure – même très faible – entre le réel et sa représentation, fissure qui se transforme en abîme entre ce qui se produit réellement et ce qui se prédisait. Comme quoi, le concurrentiel épanouissement des théories économiques est autant affaire de marketing que de science fondamentale.
Et tout aussi concrètement, l’inondation de la société par les mécanismes du marché fera apparaitre « l’homme délié » au détriment de l’homme citoyen. C’est dire, par conséquent, que les individus seront de plus en plus nombreux à connaître une certaine fringale de produits de mondialisation. Cette dernière apparaissant comme la conquête de libertés nouvelles.
L’homme citoyen était encore imprégné de cet ersatz de holisme qu’était la patrie dévoreuse de devoirs autant que de droits. Désormais, la société complètement inondée par le marché, ce que Polanyi appelait la « grande transformation », se reconnaît mieux comme individus dévoreurs de « droits liberté », que l’on met en avant dans l’échange volontaire universalisé et intéressé.
A cheval sur un monde de plus en plus difficilement maîtrisable, les entreprises politiques dont le carburant fut, historiquement, la nation, furent ainsi amenées à répondre à l’utopie de la mondialisation.
Il existe donc, curieusement, une contradiction entre un marché politique qui s’oriente vers son anéantissement, la disparition de l’Etat-nation étant aussi celle des marchés politiques correspondants, et un principe vital qui l’empêche d’aller jusqu’au suicide. Avec cette caractéristique singulière : plus ils répondent positivement aux exigences des acteurs les plus mondialistes, et plus ils sont contestés dans leur fonctionnement.
C’est qu’à la simplicité du holisme résiduel de la modernité naissante (19ième et 20ième siècles) correspondait la simplicité de son marché politique : peu de produits, et beaucoup de gesticulations idéologiques et manipulatrices sur la base de valeurs simples.
A l’explosion de l’individualisme radical correspond la complexité du social et la sur-agitation des marchés politiques : avalanche de produits censés compenser la perte des valeurs et du sens. La régulation de l’ensemble social n’est plus nourrie par la citoyenneté, mais par l’intérêt individuel, d’où la pluie de lois chargées de compenser l’effacement de ce que l’on appelait capital social, valeurs ou simple morale.
….Mais marchés politiques non suicidaires
Toutefois, le monde connaît déjà les limites de la mondialisation et les forces de rappel vers le simple libre-échange se manifestent.
La première est celle qu’avait peut-être envisagée Ricardo, lequel stoppait son raisonnement au beau milieu de la démonstration : les capitalistes anglais supportent l’improductivité des travailleurs britanniques et ne délocalisent pas la production de drap, alors même que l’économicité y pousse. Ricardo ne nous dit pas pourquoi le seuil de la délocalisation radicale n’est pas franchi.
Peut-être s’agit-il d’un problème de valeurs : les capitalistes anglais seraient aussi citoyens britanniques soucieux de ne pas ruiner leur pays.
Cela signifierait aussi que l’avantage de l’échange est bien perçu dans les vieux termes du holisme, qui se prolonge alors même que la grande transformation est à l’œuvre : ce sont d’abord des nations qui gagnent à l’échange. L’inondation de la société par l’économie n’est pas encore la noyade. Et le libre-échange n’est pas la mondialisation.
Aujourd’hui, il est difficile de penser que les entrepreneurs économiques restent animés par le primat de la citoyenneté, et la noyade de la société n’est pas la leur. Ils constituent, pour les plus importants d’entre eux, la sur-classe mondialiste et restent entièrement gagnants au jeu de l’échange.
Ce gain, correspondant à la noyade de la société, s’oppose de plus en plus radicalement aux intérêts des entrepreneurs politiques, qui seront de plus en plus amenés à refuser leur propre suicide. Ils vont, pour cela, construire de nouveaux produits répondant aux intérêts des salariés, dont la précarisation se fait menaçante.
Si Ricardo pouvait penser que la main invisible était surplombée par la citoyenneté des capitalistes, aujourd’hui il nous faut plutôt penser qu’elle sera surplombée par l’intérêt des entrepreneurs politiques, lesquels refusent le suicide par noyade volontaire. Les entreprenurs politiques seront ainsi amenés à renégocier les termes d’un libre-échange assurant leur propre pérennité.
Les marchés politiques européens refuseront la mort
En termes empiriques, il est facile de repérer que les Etats qui se sont le plus lancés dans la mondialisation, par abandon lourd de leur souveraineté, sont aujourd’hui très hésitants.
Tel est le cas des pays de la communauté européenne, qui révèlent au grand public leur refus d’aller plus loin dans l’affaissement des Etats et en arrivent à imaginer un lourd système de sanctions, au détriment de ceux qui souhaitent se préserver des marges d’autonomie.
L’abandon des souverainetés monétaires et budgétaires est de moins en moins bien accepté, et les projets de systèmes de sanctions à l’encontre des Etats récalcitrants ne font que mesurer la résistance à l’affaissement des marchés politiques nationaux et de ses entrepreneurs, qui refusent la filialisation vis-à-vis d’un possible marché politique supranational (le grand Etat européen) et, surtout, la perte de parts de marché sur leur propre zone de chalandise.
Et, précisément, ces sanctions lourdes (on parle d’amendes se comptant en points de PIB pour les déficits excessifs, et amendes quasi automatiques en raison de la mise en action d’une règle de majorité inversée) vont entrainer l’hostilité croissante des électeurs des pays concernés, lesquels exigeront de la part de leurs entrepreneurs politiques nationaux une authentique résistance.
Les entrepreneurs politiques nationaux les plus intelligents seront ainsi sauvés par ceux qu’ils martyrisaient dans l’aventure mondialiste. D’où des revirements spectaculaires à attendre en termes d’offres politiques, idée que nous risquions déjà dans notre texte « Crise financière et renouvellement de l’offre politique » .
L’hostilité ne peut en effet que grandir, avec l’épuisement du fordisme boiteux qui ne cesse d’éloigner le salarié du consommateur. Il est, avec l’approfondissement de la crise financière, de moins en moins question de négocier – au moins fictivement – du pouvoir d’achat, conquis par la plus-value relative offerte sur des importations toujours croissantes contre davantage de précarité salariale.
Au-delà de ce que l’on appelle les nouveaux besoins, les gains en pouvoir d’achat sur produits importés sont désormais surcompensés par des taux de salaire déclinants. Avec impossibilité de sortir du couple « prix des importations/salaires » par utilisation d’une monnaie, l’euro, qui reste aujourd’hui encore la seule « monnaie sans souverain », c’est-à-dire mondialisée.
Et cette hostilité vis-à-vis de la construction européenne est aussi la porte de secours des marchés politiques nationaux, qui constatent de plus en plus que l’Europe est curieusement le continent le plus avancé vers la mondialisation. Les autres continents le sont en effet beaucoup moins et s’avancent, au mieux, sur la base d’un relatif libre-échange, vers des Etats-nations qu’il s’agit de préserver ou de construire.
Et cette pointe avancée vers la mondialisation qu’est l’Europe, est d’abord le fait de sa « monnaie sans souverain ». L’actuelle guerre des monnaies faisant ainsi intervenir sur le champ de bataille une armée sans général.
Le possible démantèlement prochain des institutions européennes s’annoncera aussi comme lutte pour la vie des principales entreprises politiques du continent. Et démantèlement qui ne signifie pas nécessairement disparition : comme les entreprises économiques, les entreprises politiques se doivent de renouveler en permanence le catalogue des produits, produits parmi lesquels il serait possible de trouver de nouveaux projets européens.
Singulièrement, comme l’improductivité des travailleurs britanniques ne signifiait pas leur disparition dans l’exemple de Ricardo, il n’est pas dit que l’improductivité des travailleurs grecs condamne ces derniers à disparaitre. Après avoir été martyrisés, les improductifs seront peut-être protégés.